La CRIIRAD a publié un communiqué de presse sur ce sujet : “Après les révélations de la CRIIRAD sur les défauts de conception de l’EPR, l’ASN autorisera-t-elle son démarrage à Flamanville en 2024 ?”. Ce communiqué peut aussi faire office de résumé de l’article ci-dessous.
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Sommaire
En 2021, les fuites enregistrées sur l’EPR de Taishan 1 sont d’abord considérées comme banales par de nombreux experts. Après étude d’informations transmises par un salarié du nucléaire, la CRIIRAD interpelle les autorités et révèle que ces dysfonctionnements sont liés à un défaut de conception de l’hydraulique de la cuve susceptible d’impacter tous les réacteurs EPR, dont celui de Flamanville. Huit mois plus tard, l’IRSN confirme l’analyse de la CRIIRAD : un défaut de conception est bien à l’origine de vibrations anormales conduisant à un endommagement inédit du combustible nucléaire dans le cœur des EPR. L’Autorité de Sûreté Nucléaire laissera-t-elle malgré tout démarrer l’EPR de Flamanville ?
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1/ Année 2021, l’EPR est touché en plein cœur
Cycle
Le terme désigne une séquence durant laquelle les assemblages de combustible nucléaire sont irradiés à une certaine position dans le cœur d’un réacteur. La durée d’un cycle pour les réacteurs EPR de Taishan est de 18 mois. A l’issue d’un cycle « normal » le réacteur est arrêté, les assemblages de combustible irradié sont déchargés du cœur et transférés dans la piscine de désactivation. Certains des assemblages qui ont délivré le plus d’énergie, et qui sont donc ceux qui contiennent le moins d’uranium fissile résiduel, ne sont pas remis dans le cœur pour un second cycle. Au total un tiers des assemblages est remplacé par de nouveaux assemblages de combustible neuf. Une grande partie des assemblages de combustible qui ont été irradiés lors du cycle 1 est donc rechargée dans le cœur du réacteur pour le cycle 2, les assemblages étant réintroduits avec une position différente.
Les 2 premiers réacteurs EPR construits dans le monde sont ceux de Taishan en Chine, mis en « service commercial » respectivement en 2018 et 2019. Ces réacteurs, construits avec l’aide des fleurons du nucléaire français EDF, AREVA, FRAMATOME, sont les plus puissants du monde (1 750 MWe). Ils sont détenus à 30% par EDF. Le fait qu’ils aient fonctionné (apparemment) correctement pendant quelques années en Chine était alors un argument de communication de poids pour justifier la poursuite (ô combien laborieuse) des autres chantiers EPR à Olkiluoto en Finlande1, Flamanville en France et Hinkley Point, au Royaume-Uni.
Mais l’année 2021 a été marquée par l’arrêt forcé de l’EPR1 de Taishan, fin juillet 2021, soit environ 6 mois avant la fin du second cycle d’irradiation. Il ne redémarrera qu’ 1 an plus tard.
En France, tout le monde savait, depuis des années, que le chantier de l’EPR de Flamanville était un fiasco industriel et financier. En juillet 2020, la Cour des comptes2 évoquait « un échec opérationnel, des dérives de coûts et de délais considérables ». Elle estimait alors le coût de l’EPR de Flamanville à plus de 19 milliards d’euros (alors que la valeur initiale était de 3,3 milliards d’euros) et la date de mise en service à 2023, soit 11 ans de retard. Mais c’était avant l’affaire Taishan. En novembre 2021, nous révélions en effet que c’est désormais la conception même du « cœur » de l’EPR qui est mise en cause.
1 Le réacteur EPR d’Olkiluoto en Finlande a divergé fin décembre 2021. Il est actuellement toujours en phase d’essais et multiplie les pannes. Si la mise en service commercial intervient bien en 2023 comme l’annonce l’exploitant, ce sera avec 13 ans de retard.
2/ Taishan 1, un incident banal selon la SFEN
En juin 2021, la presse nationale et internationale a largement relayé l’affaire des problèmes de ruptures de gaines de combustible nucléaire du réacteur EPR Taishan 1. La CRIIRAD avait alerté sur ce sujet dans un communiqué3 publié le 14 juin 2021. Le réacteur, dont les problèmes avaient en réalité été identifiés dès octobre 2020, aurait dû être arrêté bien avant juillet afin de limiter les risques radiologiques pour les travailleurs et les riverains4 . En France, cette affaire est plutôt banalisée par les organisations pronucléaires comme la Société Française de l’Energie Nucléaire (SFEN)5 ou les experts de l’IRSN6 . Il est vrai que des ruptures de gaines sont constatées, hélas assez régulièrement, sur les réacteurs en exploitation dans le monde.
Elles constituent cependant un réel dysfonctionnement. La perte d’étanchéité de la première « barrière de confinement » entraine une augmentation des rejets radioactifs7 et donc des doses subies par les riverains. Elle entraine également un accroissement des doses subies par les personnels (en particulier ceux affectés à la maintenance du réacteur), une augmentation de la quantité de déchets radioactifs produits et dans certains cas de leur dangerosité et peut poser de sérieux problèmes de sûreté. L’exploitant chinois a pourtant poursuivi l’exploitation du réacteur jusqu’en juillet 2021, en laissant s’aggraver l’état de dégradation du combustible et donc les risques en termes de sûreté et d’exposition aux radiations.
4 Interview CRIIRAD sur RFI https://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20210730-chine-le-r%C3%A9acteur-nucl%C3%A9aire-de-l-epr-de-taishan-mis-%C3%A0-l-arr%C3%AAt
5 https://www.sfen.org/rgn/decryptage-epr-taishan-1
6 Selon l’AFP, Karine Herviou, directrice générale adjointe de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) aurait déclaré mi-juin : «il doit y avoir des gaines métalliques ‘inétanches’, laissant passer des gaz rares qui contaminent le fluide primaire. Ceci dit, contamination du fluide primaire ne veut pas dire rejet dans l’environnement», nuance-t-elle, car il y a encore deux barrières de confinement.
7 Voir l’article rédigé par la CRIIRAD dans le TU d’octobre 2021 https://www.criirad.org/wp-content/uploads/2022/02/Article_Taishan_1_extrait_TU_91_octobre_2021.pdf
3/ Des dommages inédits, conséquence de vibrations anormales constatées dès 2018
Réflecteur
Le terme désigne les matériaux interposés entre le cœur du réacteur et la cuve. Le réflecteur permet entre autre de renvoyer un maximum de neutrons vers le combustible et de diminuer ainsi l’irradiation de la cuve par les neutrons ce qui permet d’augmenter sa durée de vie (60 ans théoriques pour l’EPR).
Selon des informations qui nous sont transmises à l’automne 2021, par une personne qui travaille dans l’industrie nucléaire (nous l’appellerons Monsieur X), les inspections réalisées sur les assemblages déchargés du réacteur de Taishan 1 auraient montré qu’environ 30 assemblages et 70 crayons présentent des fuites. Beaucoup de ressorts de maintien des crayons ont cassé, notamment en périphérie du cœur. Mais au-delà des « ruptures de gaines », des dommages inédits affecteraient le combustible nucléaire, avec une usure particulièrement sévère contre le réflecteur. Dans un réacteur EPR, il s’agit d’un réflecteur lourd qui n’est plus constitué d’eau, comme dans un REP classique, mais de différentes couches d’acier.
Selon Monsieur X, depuis le démarrage de Taishan 1, en 2018, de fortes fluctuations neutroniques ont été enregistrées. Elles mettraient en évidence des séquences de rapprochement/écartement des crayons, avec une fréquence de 2 Hz, qui traduisent de fortes vibrations. A l’issue d’un cycle de 18 mois à 2 Hz, cela représenterait plus de 90 millions d’oscillations. Les assemblages périphériques8 s’usent ainsi à grande vitesse contre le réflecteur, d’une manière encore jamais vue. L’examen du combustible du second cycle de Taishan 1 montre en effet que certaines grilles n’ont plus de plaquettes extérieures côté réflecteur. Des morceaux se détachent et partent dans le circuit primaire.
8 Il y a près de 50 assemblages périphériques
4/ La CRIIRAD alerte l’ASN sur un défaut de conception générique
Monsieur X, nous indique que les vibrations particulières qui affectent les assemblages de combustible dans la cuve de l’EPR sont liées à un problème de conception confirmé lors d’essais sur maquettes dans les années 2007-2008. Après analyse, nous décidons d’interpeller l’ASN par courriel en date du 27 novembre 2021. Voici quelques extraits de nos demandes :
« Les vibrations [sur l’EPR Taishan 1] seraient liées à un défaut de conception de la cuve de la filière EPR. La cuve de l’EPR est faite sur le modèle Konvoi (allemand) et présente le même problème que lui, à savoir “une hydraulique en fond de cuve pas très réussie qui donne une distribution d’alimentation inégale dans les assemblages. Un courant transverse se crée dans le cœur et fait bouger les assemblages, surtout ceux en périphérie“ ».
« L’ASN a-t-elle été informée des résultats des essais sur maquette échelle 0,2 qui auraient été effectués par Framatome au Creusot dans la période 2007-2008 en vue d’étudier l’hydraulique de la cuve de l’EPR ? Est-il exact qu’il a été nécessaire de mettre en place un déflecteur sous la plaque de cœur pour tenter d’améliorer la répartition du flux hydraulique mais que son efficacité était discutable compte tenu du manque de place en fond de cuve, ce qui compromet la possibilité pour l’eau d’effectuer un virage à
180° ? ».
« Si elles sont avérées, ces révélations posent de sérieuses questions en terme de sûreté nucléaire et de radioprotection, tant pour les travailleurs de la centrale que pour les riverains. L’existence d’un défaut de conception générique sur la cuve des réacteurs EPR pourrait hypothéquer le démarrage des réacteurs de Flamanville et Olkiluoto, l’atteinte d’un niveau de sûreté satisfaisant n’étant plus garantie et les travaux correctifs à engager pouvant s’avérer particulièrement complexes et onéreux (si tant est qu’ils soient réalisables) ».
La réponse de l’ASN du 15 décembre 2021 ne nous avance guère. Le “gendarme du nucléaire“ écrit : « Les conclusions de l’examen approfondi du combustible et des structures internes du réacteur 1 de Taishan sont ainsi nécessaires pour déterminer dans quelle mesure des mouvements anormaux du combustible sont en cause ».
A notre remarque sur le fait que ces problèmes de mauvaise circulation du fluide primaire avaient pourtant bien été révélés dès les essais sur maquette, l’ASN répond simplement : « L’hydraulique de la cuve de l’EPR se distingue de celle des autres réacteurs exploités actuellement en France par l’absence de pénétrations de fond de cuve pour le passage de l’instrumentation nucléaire. L’absence de ces pénétrations modifiant les effets de brassage, la répartition des flux hydrauliques est réalisée sur l’EPR par un dispositif particulier installé au fond de la cuve. Ce dispositif est amovible et pourrait être remplacé si nécessaire.
Les essais réalisés sur maquette et les simulations numériques réalisées dans le cadre de la démonstration de sûreté n’ont pas mis en évidence de phénomènes hydrauliques pouvant conduire à un percement du combustible.
Les industriels mènent actuellement les analyses visant à déterminer l’origine des percements de crayons observés et à caractériser les phénomènes associés. Ces éléments permettront de déterminer dans quelle mesure le réacteur EPR de Flamanville est concerné et, le cas échéant, les dispositions à prendre pour préserver l’intégrité de son combustible ».
A ce stade, notre position est délicate, certaines des informations données par Monsieur X sont très précises, d’autres moins, et lorsqu’elles sont étayées par des documents, il nous demande expressément de ne pas les diffuser. C’est pourquoi dans le courriel adressé à l’ASN, toutes nos affirmations se terminent par un point d’interrogation. Nous attendons en effet du “gendarme du nucléaire“ qu’il infirme ou confirme nos assertions et nous transmette les dossiers techniques détaillés.
Le 3 décembre 2021, nous mettons en ligne sur notre chaine YouTube, une vidéo de 10 minutes visant à expliquer au grand public en quoi ce qui s’est passé à Taishan est important et lourd de conséquences, y compris pour l’EPR en construction à Flamanville. La vidéo, sous-titrée en anglais9 , est vue plus de 81 000 fois et reçoit plus de 600 commentaires. Certains ne sont pas « tendres » et plusieurs spécialistes traitent les affirmations de la CRIIRAD avec beaucoup de condescendance.
9 Grâce à Linda Gunter de l’association américaine Beyond Nuclear et Kurumi Sugita, de l’ONG française « Nos Voisins Lointains 3.11 »
5/ L’opaque transparence d’EDF
Le 22 février 2022, en l’absence de réponses satisfaisantes de la part de l’ASN, nous interpellons directement EDF10 . D’autant plus qu’entre temps, Monsieur X nous a confirmé que, pour limiter les effets des vibrations sur le combustible de l’EPR Flamanville, des modifications devront être effectuées sur les assemblages déjà livrés. Notre communiqué de presse du 23 février11 rend la question publique : « Les 245 assemblages de combustible nucléaire neuf, acheminés par camion entre octobre 2020 et l’été 2021 depuis l’usine Framatome de Romans-sur-Isère, devront-ils être remplacés avant même d’être utilisés ? ».
Nous demandons à EDF de nous confirmer pour Taishan 1 : 1/ le fait que des fluctuations neutroniques ont été enregistrées dès 2018 ; 2/ la dégradation inédite des grilles de maintien des assemblages ; 3/ l’usure particulièrement marquée pour les assemblages proches du réflecteur ; 4/ le fait que les tubes de grappes sont également endommagés. Nous l’interrogeons sur la date prévisionnelle de redémarrage de Taishan 1 (pas avant plusieurs mois selon nos projections), sur la situation de l’EPR de Taishan 2, sur les défauts de conception de la cuve EPR et sur le rôle insuffisant du déflecteur.
Concernant les moyens prévus pour traiter le problème des vibrations sur l’EPR de Flamanville, nous écrivons : « Est-il possible de garantir l’absence de vibrations hors normes affectant le combustible nucléaire des EPR sans une profonde modification de certains éléments du circuit primaire et ces modifications sont-elles techniquement envisageables sans reprendre le génie civil et extraire la cuve ? Envisagez-vous par exemple des modifications sur la forme du déflecteur en fond de cuve ? Dans l’affirmative, quels sont les délais pour la réalisation des travaux de modélisation, mise en fabrication, tests sur maquette, implémentation effective ? Envisagez-vous de faire fonctionner Flamanville 3 à puissance réduite pour limiter les phénomènes vibratoires ? Dans l’affirmative, confirmez-vous qu’il s’agirait d’un fonctionnement à 60% de puissance tel qu’évoqué dans l’article du Canard Enchainé du 19 janvier 2022 ? ».
La réponse EDF datée du 21 mars 2022 est affligeante : aucune donnée technique précise ne nous est transmise, et pour l’exploitant tout est désormais sous contrôle. « Pour EDF, les enseignements de l’aléa technique rencontré sur quelques éléments combustibles du réacteur de Taishan 1 ont été analysés. Ils font l’objet d’échanges réguliers d’EDF avec les parties concernées dans la perspective de la mise en service du réacteur de Flamanville 3. Celui-ci intègrera ces enseignements dès son démarrage au premier semestre 2023 ».
De nouvelles demandes12 formulées par la CRIIRAD à EDF et à l’ASN en avril, puis la saisine de la CADA ne permettront pas d’obtenir de réponses satisfaisantes.
6/ La confirmation de l’IRSN
Il faudra attendre 8 mois pour que l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire reconnaisse explicitement le bien-fondé de l’alerte lancée par la CRIIRAD. Dans un avis13 en date du 21 juillet 2022, intitulé « Flamanville 3 – Démonstration de sûreté et suffisance du programme d’essais physiques. Retour d’expérience des premiers EPR mis en service », l’IRSN qui prend soin de ne jamais utiliser le mot Taishan (systématiquement remplacé par le terme « premier (ou premiers) EPR »), confirme tout ce que nous affirmions, à savoir :
13 Avis IRSN n°2022-00154 https://vu.fr/WwxJ
1/ que des fluctuations de flux neutronique (FFN) totalement anormales ont été enregistrées sur les EPR : « le retour d’expérience des premiers EPR mis en service a mis en évidence des fluctuations importantes des signaux mesurés par les chaînes neutroniques de niveau puissance et les collectrons, représentatives de FFN, observées tout au long des cycles. Les caractéristiques de ces fluctuations s’écartent de celles observées sur les réacteurs du parc en exploitation, tant du point de vue de leur amplitude que de leur évolution en cours de cycle ».
2/ que ces fluctuations de flux neutronique proviennent bien des vibrations anormales des assemblages combustibles liées à un problème hydraulique : « Les premières analyses d’EDF ont montré que les FFN ont pour origine les fluctuations de débit en entrée du cœur. En effet, ces fluctuations conduisent à : des oscillations latérales des assemblages de combustible et à des variations des jeux entre ces assemblages (lames d’eau) ; des fluctuations de température de l’eau. »
3/ que ces anomalies avaient été détectés dès les essais sur maquette de l’EPR. « Ces fluctuations de débit avaient été observées lors des essais de qualification du fond de cuve réalisés sur une installation expérimentale. Toutefois les conséquences de ces fluctuations sur les assemblages de combustible et le flux neutronique n’avaient pas été anticipées ».
4/ que ces problèmes concernent bien la conception de la cuve. L’IRSN écrit : « En tout état de cause, l’IRSN estime que la présence indésirable et non anticipée de FFN est la conséquence d’une anomalie de conception du plenum inférieur des cuves des réacteurs de type EPR » et « Les analyses menées par EDF montrent que les fluctuations de débit en entrée du cœur sont liées aux caractéristiques des écoulements hydrauliques dans le plenum inférieur de la cuve, en particulier dans la zone de recirculation (voir figure ci-après) qui se crée entre la paroi du fond de cuve et le dispositif de répartition du débit en entrée de cœur (Flow Distribution Device ou FDD) ».
7/ Comment traiter le problème des vibrations sur l’EPR de Flamanville ?
Du point de vue mécanique, les vibrations intempestives des assemblages de combustible dans le cœur de Taishan 1 ont entrainé leur détérioration. La gravité des conséquences est évidente : 1 an d’arrêt pour Taishan 1, des doses de radiations qui auraient pu être évitées pour les multiples opérateurs qui ont dû gérer les dégats (ex. : examiner les assemblages défectueux), la production de déchets radioactifs supplémentaires (ex. : les assemblages détériorés), etc.
À Taishan, le percement des gaines de certains crayons provient14 de « l’usure par fretting sur ressorts rompus ». Les ressorts ont subi une « rupture par corrosion sous contrainte » et les brins de ressorts cassés ont percé les gaines par frottement. Pour prévenir cette situation sur l’EPR de Flamanville, EDF a prévu de modifier les ressorts qui permettent d’amortir les vibrations des crayons au niveau des grilles des assemblages : ils vont bénéficier d’un « traitement thermique », une « solution engagée et déployée sur le parc EDF depuis 2019 ». Pour « supprimer intrinséquement le risque », EDF prévoit « le remplacement progressif des grilles AFA3G d’extrémité par des grilles de conception HMP ».
14 Dans ce paragraphe, les passages en italique sont des extraits de la présentation EDF à la réunion du 7 juin 2022 du HCTISN : « Retour d’expérience de l’exploitation des réacteurs EPR à l’étranger »
HCTISN
Haut Comité pour la Transparence et l’Infor-
mation sur la Sécurité Nucléaire
On se demande alors pourquoi EDF a laissé livrer 245 assemblages qui ne bénéficient pas de ces « progrès » à Flamanville et comment, et à quel rythme, vont être mises en œuvre ces modifications.
Pour ce qui concerne « l’usure inhabituelle des grilles » (voir illustration ci-contre), EDF précise qu’« une structuration particulière de l’hydraulique dans le plenum inférieur crée des variations temporelles des espaces entre assemblages, faibles (quelques mm) mais suffisantes pour générer les usures ».
Pour Flamanville, cela n’entraîne selon EDF « aucune remise en cause des performances de sûreté des assemblages concernés durant leur 1er cycle en cœur ». EDF ne semble pas prévoir à ce stade de résoudre la cause profonde des vibrations et préfère éliminer, à l’issue du premier cycle d’irradiation dans l’EPR de Flamanville, les assemblages trop abimés par les vibrations. En effet, l’entreprise envisage de positionner des « assemblages neufs aux emplacements exposés ».
L’IRSN confirme dans sa note de juillet 2022 : « […] selon le retour d’expérience du premier EPR mis en service, les oscillations latérales des assemblages sont aussi à l’origine de dégradations des grilles de maintien de certains assemblages de combustible situés en périphérie du cœur (au contact du réflecteur lourd). EDF n’est donc pas aujourd’hui en mesure de garantir la possibilité d’irradier pendant plus d’un cycle ces assemblages, ce qui conduirait in fine à augmenter la quantité de déchets résultant de l’exploitation du réacteur ». Un comble pour un réacteur dont EDF n’a cessé de vanter le fait qu’il produirait moins de déchets radioactifs que ses prédécesseurs.
Outre les graves conséquences mécaniques, les fluctuations de flux neutronique causées par les vibrations intempestives compliquent également le pilotage des EPR et posent des problèmes de sûreté nucléaire.
Le fonctionnement d’un réacteur nucléaire est d’une très grande complexité. Schématiquement, pour que les réactions de fission se produisent avec un bon rendement, il faut que les neutrons émis lors d’une fission arrivent avec la bonne énergie sur les atomes fissiles environnants. Dans un cœur de REP ou d’EPR, il faut pour cela les ralentir, ce que l’on appelle la modération. En traversant un milieu modérateur, les neutrons trop puissants perdent de l’énergie et pénètrent dans les crayons voisins avec la bonne énergie. Tout cela doit être réglé comme du papier à musique. Si la quantité de neutrons « efficaces » baisse, la réaction en chaîne s’étouffe. Si elle augmente anormalement, on peut aller à un emballement des réactions nucléaires pouvant conduire à une catastrophe.
C’est l’eau qui circule entre les crayons et les assemblages qui joue ce rôle de modérateur (en plus du rôle de transport de la chaleur). L’épaisseur de la lame d’eau et sa température changent le facteur de modération. La mauvaise maîtrise de la thermo-hydraulique du cœur de l’EPR entraîne des variations anormales de l’épaisseur des lames d’eau (lorsque des crayons se rapprochent l’épaisseur de la lame d’eau diminue, lorsqu’ils s’éloignent elle augmente). Les fluctuations localisées des débits d’eau circulant dans le cœur entraînent également des fluctuations non maîtrisées de température, qui influent sur la densité de l’eau, et donc sur son pouvoir modérateur. Ceci modifie la répartition des flux neutroniques dans le cœur. La situation est rendue encore plus complexe à maîtriser du fait d’autres défauts de conception de l’EPR.
Un cœur volumineux qui n’est pas correctement modélisé
Le plus inquiétant est peut-être l’imprécision des représentations mathématiques du cœur de l’EPR (modèles numériques) développés par EDF et Framatome. Ceci est lié en partie au fait que le cœur de l’EPR est nettement plus volumineux que celui des REP actuellement en fonctionnement.
REP
Réacteur à Eau Pressurisée
L’IRSN écrit dans sa note de juillet 2022 : « Lors de la première montée en puissance du premier cycle du premier EPR, des écarts entre les mesures et les calculs ont été observés sur la distribution radiale de puissance du cœur ». En clair, cela signifie que la compréhension de ce qui se passe réellement dans le cœur du réacteur n’est pas satisfaisante. Et par conséquent, cela met en doute la « démonstration de sûreté ». EDF va devoir « effectuer certains ajustements des modèles physiques du cœur de ce réacteur ». Mais comme tout cela reste approximatif, elle devra ensuite, comme le note l’IRSN : « ajouter des essais physiques à réaliser […] afin d’identifier au plus tôt d’éventuelles lacunes de modélisation du cœur ». Il va falloir pour ce faire qu’EDF mesure « l’efficacité neutronique individuelle de chacune des grappes dans le cœur ». Et même si EDF le fait, cela ne veut pas dire qu’elle sera sortie d’affaire. L’IRSN estime en effet « que, en l’état des connaissances, des difficultés de modélisation de la distribution radiale de puissance de l’EPR Flamanville 3 pour les cycles ultérieurs au premier cycle ne peuvent pas être exclues ».
En résumé : on ne maîtrise pas mais on continue en espérant que ça marchera.
S’ajoutent à cela les difficultés sur l’instrumentation des flux neutroniques. Le réflecteur lourd de l’EPR renvoie tellement bien les neutrons vers le cœur que les signaux neutroniques captés par les sondes situées à l’extérieur de la cuve sont plus difficiles à interpréter. Quant aux sondes neutroniques installées à l’intérieur du cœur (les collectrons), un taux de défaut anormalement élevé a été constaté à Taishan.
8/ Romeo et Juliette : tests sur maquettes
Les ingénieurs étaient-ils conscients de ces problèmes dès la conception ? Au cours du premier semestre 2022, Monsieur Y, (ingénieur EDF qui souhaite rester anonyme) a joint la CRIIRAD.
Dans les années 2000, il avait été amené à simuler, avec des codes de calcul de thermohydraulique et de neutronique, les écoulements du fluide primaire et les cartes de flux neutronique au sein du cœur d’un réacteur EPR, puis à comparer les résultats obtenus à ceux réalisés sur des maquettes. Ses conclusions étaient qu’il y avait de sérieux problèmes avec la cuve de l’EPR : apparition de tilts de puissance, anomalies de débits de 20% dans la plaque inférieure du cœur, incohérence entre les résultats des simulations et les essais sur maquette.
Pour Monsieur Y, ces problèmes étaient probablement liés à une course au gigantisme. Le cœur de l’EPR était nettement plus volumineux que celui des REP les plus puissants ou en service. Cela entrainait au moins deux difficultés : les codes de calculs existants ne permettaient pas de modéliser correctement ce qui s’y passe. Quant aux maquettes, elles ne permettaient pas d’obtenir une représentation réaliste (du fait, en particulier, qu’il ne s’agissait pas d’une maquette globale mais de demi-maquettes : les maquettes15 Romeo et Juliette, respectivement pour les équipements internes supérieurs et inférieurs).
15 Le GSIEN (Groupement de Scientifiques pour l’Information sur l’Energie Nucléaire) fait une présentation détaillée de ces essais dans le N° 296 d’avril 2022 de « La Gazette nucléaire ».
Monsieur Y nous indique avoir recommandé à l’époque, dans son rapport, que soient élaborés des codes de calcul plus précis mais les déboires de l’EPR de Taishan laissent penser que ses conseils sont restés lettre morte.
9/ Est-ce que l’EPR de Flamanville fonctionnera un jour ?
Le rapport IRSN d’octobre 202216 , préparé à la demande de la Commission Nationale du Débat Public, fait un bilan des « Aleas techniques rencontrés par EDF sur le projet EPR) ». Cette liste confirme que pratiquement rien n’a été fait « correctement ».
Les écarts concernent le génie civil (bétonnage, ferraillage, soudure des tôles de la peau d’étanchéité de l’enceinte de confinement, soudage d’une majorité des consoles de supportage du pont polaire, défauts dans les parois de la piscine de désactivation du combustible), les composants du circuit primaire (excès de carbone dans l’acier du couvercle et du fond de cuve ce qui diminue les capacités de résistance à l’amorçage de fissures, non-conformité des soudures de piquages du circuit primaire principal, vibration anormale de la ligne d’expansion du pressuriseur, soupapes de sûreté non fiables), le circuit secondaire (soudures des tuyauteries de vapeur principales non conformes), les dispositifs de sûreté (systèmes de contrôle-commande numérique inadaptés, substance présente dans les dispositifs de protection contre l’incendie susceptible de colmater les filtres du système d’injection de sécurité, mauvaise performance des échangeurs de chaleur, etc.).
16 IRSN, Retour d’expérience des projets d’EPR dans le monde, réponse à la saisine de la CNDP du 12 juillet 2022
La CRIIRAD a fait une analyse détaillée17 des problèmes concernant la teneur en carbone du couvercle de l’EPR (affaire Creusot Forge) ou encore des non-conformités de certaines soudures. Les causes de ces dysfonctionnements, le caractère tardif de leur découverte, parfois même l’existence de fraudes interrogent sur la capacité des industriels et des organismes de contrôle à garantir la sûreté nucléaire.
Sur le papier, l’EPR a été conçu pour être « 10 fois plus sûr » que ses prédécesseurs. C’était sans tenir compte du nombre et de l’ampleur des défauts constatés. Les « rustines » proposées par EDF à chaque fois rendent de plus en plus complexes le fonctionnement et la maintenance du réacteur, avec des surcoûts majeurs et une exposition accrue des personnels aux radiations, etc.
Par exemple, pour tenir compte de certains défauts des soudures de piquages du circuit primaire « EDF a retenu la mise en place d’un système de bridage par un collier de maintien pour limiter l’aire de la brèche en cas de rupture d’une soudure d’implantation ».
Outre le caractère « bricolé » de la solution, elle va conduire à une irradiation accrue des personnels qui devront démonter le collier pour la maintenance.
Un autre ingénieur EDF, qui a participé à certains des essais sur l’EPR de Flamanville, Monsieur Z (il souhaite rester anonyme), nous disait en mars 2022 qu’il plaignait les agents qui seraient amenés à travailler sur l’EPR en fonctionnement : « Il faudrait faire des modifications avant démarrage or elles ne seront faites qu’après ! ».
Monsieur Z n’hésite pas à faire le parallèle entre l’EPR et Superphénix. EDF et le CEA ont voulu passer directement du prototype Phénix au géant Superphénix (presque 5 fois plus puissant). Résultat, Superphénix a connu de très nombreuses pannes et incidents et a dû être arrêté 12 ans après son démarrage. Il est toujours en cours de démantèlement.
EDF continue à prétendre que l’EPR de Flamanville démarrera au premier semestre 2023. Cela parait peu probable et, même si c’était le cas, serait-il raisonnable de le laisser démarrer ?
Dans sa note de juillet 2022, l’IRSN écrit : « Ainsi au-delà des compléments de démonstration apportés et des mesures compensatoires prévues, l’IRSN estime qu’EDF doit définir et mettre en œuvre, aussi rapidement que le permet son processus de qualification, une modification matérielle pérenne permettant d’optimiser l’hydraulique dans le plenum inférieur de la cuve, de limiter l’ampleur des fluctuations de débit en entrée de cœur et ainsi de résorber l’anomalie de conception du plenum inférieur et ses conséquences ».
Cette phrase signifie-t-elle que l’IRSN n’acceptera pas que l’EPR de Flamanville fonctionne sans qu’il n’y ait au préalable des modifications physiques dans la cuve (hypothèse formulée par la CRIIRAD en 2021) ? L’ASN acceptera-t-elle qu’il démarre avec ces problèmes de vibration non résolus, avec des assemblages qui seront anormalement endommagés par des vibrations intempestives et devront être éliminés après un seul cycle ? Elle a bien accepté après tout que le couvercle de cuve non-conforme reste en place plutôt que d’exiger son remplacement avant divergence.
En application des principes de justification et d’optimisation de la protection, la CRIIRAD considère que l’Autorité de Sûreté Nucléaire française ne devrait pas autoriser le chargement du combustible dans le cœur du réacteur de Flamanville tant que ces problèmes de vibration n’auront pas été résolus.
Compte tenu des effets des rayonnements ionisants sur la santé, il n’est pas acceptable d’envoyer demain des salariés intervenir pour des modifications ou réparations sur des zones aujourd’hui non radioactives et qui vont le devenir au fur et à mesure du fonctionnement du réacteur. L’affaire de la corrosion sous contrainte sur certains circuits des réacteurs en exploitation du parc EDF en fonctionnement l’illustre malheureusement. Des entreprises auraient relevé les niveaux de dose auxquels sont soumis les travailleurs pour qu’ils puissent effectuer le plus rapidement possible les interventions (dont les soudures) sur les tuyauteries défectueuses.
La sûreté nucléaire et la radioprotection ne sont pas compatibles avec le manque de professionnalisme et une pression économique et politique déconnectée de la réalité du terrain.
Plutôt que de tirer les leçons du fiasco EPR, il semble bien que nos dirigeants vont reproduire les mêmes erreurs, en lançant à marche forcée les réacteurs EPR2, dans un contexte qui frise à l’irrationnel. Le PDG de TotalEnergies n’a-t-il pas déclaré, en novembre 2022, lors de son audition à l’Assemblée nationale : « Ce n’est pas nos six réacteurs ou dix réacteurs qu’il faut faire si on a l’ambition de faire de l’hydrogène décarboné en France, il faut en faire 15 ou 20 ». Pire encore, l’association « les Voix du nucléaire », qui comporte pourtant de nombreux ingénieurs spécialisés en nucléaire, propose la mise en service de 22 nouveaux réacteurs EPR 2 d’ici 2050 (scenario « TerraWater »).
Il y a de quoi rester « sans Voix ».
Rédaction : Bruno Chareyron, ingénieur en physique nucléaire, directeur du laboratoire de la CRIIRAD
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