29/02/2000 – Contamination par des déchets radioactifs à Gif-sur-Yvette (Essonne) : lettre ouverte aux ministres

Lettre ouverte à Mme AUBRY et Mme GILLOT,
ministres en charge de la protection sanitaire de la population,
à Mme VOYNET ministre en charge de la protection de l’Environnement

Valence, le 29/02/2000

Lors d’une conférence de presse, organisée le 23 février dernier aux Ullis et à laquelle nous avions conviées l’ensemble des organismes concernés, notre laboratoire a rendu publics les résultats des contrôles radiologiques effectués dans une maison de Gif-sur-Yvette, située 36, chemin du Couvent. Ces contrôles ont été réalisés à la demande des propriétaires qui y résident depuis 1964.

Bilan de l’étude CRII-RAD
Nous avons transmis notre rapport d’étude à vos services respectifs (bureau de radioprotection et DPPR). Il contient l’exposé détaillé de la méthodologie utilisée, des résultats obtenus et des conclusions auxquelles nous avons abouti. Ce bilan peut être résumé comme suit :

1. La terre du jardin et du sous-sol de la maison est contaminée par des déchets radifères et uranifères. Les 4 échantillons prélevés ont des activités en radium 226 de 100 fois à 1 000 fois supérieures à la normale et s’apparentent à des déchets radioactifs de catégorie TFA et FA (1).

2. Ces déchets sont responsables :

· de l’existence de zones anormalement irradiantes : les flux de rayonnement les plus élevés ont été identifiés à la cave et au rez-de-chaussée (jusqu’à12 500 c/s pour un niveau attendu de 50 c/s), mais le surcroît d’irradiation est mesurable dans toutes les pièces à vivre du premier et du second étage.

· de concentrations en radon 222 excessivement élevées : de l’ordre de 60 000 Bq/m3 à la cave et de 1 700 à 17 000 Bq/m3 aux étages (le niveau attendu pour une habitation de la région parisienne est inférieur à 50 Bq/m3).

Les doses subies par les habitants du fait de la pollution radioactive du sol peut être évaluée à 80 mSv/an. Ce chiffre constitue l’ordre de grandeur le plus probable (2) dans une fourchette de 40 à 120 mSv/an. On est très au-dessus de la limite maximale fixée pour le public (1 mSv/an) et encore très au delà de la limite fixée pour les travailleurs exposés (20 mSv/an). A ces niveaux de dose, le risque de décéder d’un cancer du poumon radio-induit est inacceptable : de l’ordre de 47% sur une vie ; de l’ordre de 22% pour une exposition constante pendant 36 ans (or, de 1964 à 1975, c’est-à-dire avant la décontamination partielle, les expositions devaient être nettement supérieures).

Sur la base de ce bilan et de l’historique du dossier, nous souhaitons solliciter l’intervention de vos ministères respectifs afin de réparer au mieux le préjudice causé à la famille de M. Garcia et d’assurer l’évacuation des déchets radioactifs et la mise en sécurité définitive du site. Cependant, compte tenu des positions prises par l’Office de Protection contre les Rayonnements Ionisants (OPRI), il nous paraît nécessaire de régler en préalable la question du diagnostic sanitaire.

 

Risque négligeable ou risque inacceptable ?
Qui a raison : l’OPRI ou la CRII-RAD ?
L’OPRI considère que l’évaluation dosimétrique de la CRII-RAD est maximaliste, pour ne pas dire irréaliste, et relève d’une approche idéologique, partisane, du dossier. Dans une mise au point distribuée lors de la conférence de presse, l’OPRI se présente pour sa part comme une autorité en matière de radioprotection et précise que son statut d’établissement public constitue une garantie pour le citoyen de neutralité dans les analyses et les conclusions portées, car chacun sait que l’Office n’a évidemment en cette affaire aucun intérêt particulier à défendre et n’a s’autres motivations que d’évaluer correctement les risques pour la santé. Ses personnels sont recrutés sans autre considération que leurs qualités et compétences professionnelles.”

Nous sommes convaincus, et depuis longtemps, de l’importance de la mission des autorités et des établissements publics spécialisés en matière de radioprotection. C’est précisément parce que nous pensons que l’action de l’État est dans ce domaine indispensable et irremplaçable que nous réagissons vivement quand des dysfonctionnements sont constatés.
Là où nous ne pouvons adhérer au discours de l’OPRI, c’est que le statut d’établissement public ne constitue pas, de fait, une garantie pour le citoyen. Les acteurs ne sont pas toujours à la hauteur de la mission dont ils sont investis. C’est le cas dans ce dossier où l’État a failli, à plusieurs reprises, à sa mission : dès 1958, quand il délivre un permis de construire, et pour finir en 1999, quand l’OPRI conclut à un risque faible.

Nous ne souhaitons pas engager une polémique mais on ne peut rester sur deux interprétations aussi divergentes (cf. article du Figaro). Il est indispensable de répondre à la question de fond : quel est l’ordre de grandeur des doses reçues par M. et Mme Garcia ?
· Soit notre laboratoire se trompe et nous nous engageons à publier, très largement, un rectificatif de nos conclusions et à présenter nos excuses à l’OPRI.
· Soit c’est l’OPRI qui est dans l’erreur et il incombe alors aux ministères de la Santé et du Travail, en tant que ministères de tutelle de cet organisme, de prendre les mesures nécessaires pour que les citoyens qui sollicitent de l’État un diagnostic sanitaire de leur habitation aient désormais la garantie d’une évaluation correcte des risques auxquels ils sont soumis.

 

Rappels concernant le diagnostic sanitaire de l’OPRI
L’OPRI a été saisi en 1998 par le préfet de l’Essonne. Ainsi que l’indique son rapport : “L’intervention de l’OPRI du 12 octobre 1998, avait pour but () de dresser un diagnostic de la situation radiologique de la propriété de M. José Garcia “. Et ce sont effectivement des conclusions qui sont rendues dans le procès-verbal qui est adressé au préfet le 4 février 1999 : “La situation n’est pas anodine mais elle n’est pas sanitairement dangereuse”. De façon assez inexplicable, les conclusions dosimétriques sont rendues alors que l’évaluation des niveaux de radon n’a pas été faite. Or, chacun sait que dans un bâtiment contaminé par le radium 226, l’inhalation des descendants du radon peut être responsable de la majeure partie de la dose.

Alors qu’il faut agir rapidement, l’OPRI va attendre plus de 4 mois pour mettre en place des dosifilms (exposés de mars à mai 1999). M. Garcia ne reçoit les résultats des mesures de radon que vers la mi-août (courrier OPRI en date du 10 août 1999). Ils sont accompagnés des commentaires suivants :

 

“Les principales pièces présentent un taux de radon d’environ 8000 Bq/m3 supérieurs au seuil de précaution de 400 Bq/m3 recommandé par la DGS (…). Ces résultats devraient être confirmés par une mesure de l’activité volumique effectuée à partir de volumes prélevés dûment étalonnés. Néanmoins, afin de pallier tout risque éventuel lié à une exposition durable et conformément à l’avis du Conseil supérieur d’Hygiène en la matière, il serait souhaitable d’engager des actions correctives dans le but d’abaisser la concentration de radon dans votre habitation (…).

Seuil de précaution, risque éventuel qu’il serait souhaitable de réduire, … le commentaire est extrêmement mesuré et ne fait pas la moindre allusion à la première intervention : à aucun moment l’OPRI ne rectifie le bilan sanitaire précédemment établi. L’évaluation dosimétrique qui faisait état d’une dose efficace annuelle de l’ordre de 1 mSv/an n’est pas revue à la hausse.

Le 25 octobre 1999, soit plus d’un an après la première intervention, des mesures en dynamique des niveaux de radon sont effectuées dans 4 pièces, sur des périodes de 30 mn (!) . Nous ne commenterons pas ici la fragilité scientifique du rapport qui en a été tiré. Indiquons seulement que ce document ne contient toujours pas d’évaluation de dose et ne donne aucune indication sur les risques associés.

Lors de la conférence de presse du 23 février à laquelle nous avions convié le président de l’OPRI, son représentant, M. Pasquier, a fait la déclaration suivante à propos de l’évaluation publiée par notre laboratoire :

“Si ce résultat est vérifié, si effectivement ces conclusions résultent d’un scénario d’exposition sur lequel on peut tous se mettre d’accord, hé bien , je pense qu’il faut très très vite aller, les uns et les autres , au chemin du radium et alerter l’ensemble des habitants de la région que, dans la semaine qui suit, il faut qu’ils évacuent le quartier. Parce qu’à 80 mSv/an c’est totalement inadmissible.

Cette intervention, ironique, permet de mesurer l’écart des interprétations : pour l’OPRI l’ordre de grandeur dosimétrique auquel parvient la CRII-RAD est tout à fait improbable, voire farfelu.

 

La CRII-RAD demande une contre-expertise
Nous affirmons que l’OPRI se trompe et méconnaît, volontairement ou par manque de connaissance, les ordre de grandeur des doses associés aux expositions au radon.

Il est incompréhensible que l’OPRI s’étonne, pour ne pas dire plus, du bilan auquel nous sommes parvenus. Un calcul rapide permet de situer les niveaux de risque. Compte tenu des concentrations et du contexte domestique, les doses sont nécessairement supérieures à 30 mSv/an (valeur minimale liée aux hypothèses les moins pénalisantes). Par ailleurs, Ainsi que vous le constaterez à la lecture de notre rapport, nous avons utilisé les coefficients de la CIPR 65, établis à partir de l’approche épidémiologique. Des calculs effectués en fonction des modèles dosimétriques conduiraient à des doses 3 fois supérieures. Nos évaluations ne peuvent être considérées comme des évaluations par excès.

Compte tenu des enjeux de ce dossier, nous allons saisir, dans les prochains jours, les organismes internationaux et nationaux de référence (CIPR, UNSCEAR, BEIR, EPA) afin d’obtenir, sur la base des chiffres établis par l’OPRI et la CRII-RAD (qui sont largement concordants), leur évaluation officielle du risque et des précisions sur les niveaux d’intervention.

Il nous semble cependant qu’il est de votre responsabilité de faire procéder, parallèlement, à une contre-expertise par un organisme qui ne soit pas partie prenante au dossier (ce qui exclu outre l’OPRI et la CRII-RAD, l’IPSN et le CEA). Nous souhaiterions que cette démarche soit entreprise dans les meilleurs délais et placée sous la responsabilité du bureau de radioprotection qui devrait d’ailleurs pouvoir procéder, au nom de la DGS, à sa propre évaluation du risque.

La question est urgente : si notre diagnostic est invalidé, seul le préjudice financier restera posé. Si au contraire, comme nous en sommes convaincus, c’est le bilan de l’OPRI qui est mis en cause, la question du préjudice sanitaire devra être réglée rapidement, à la lumière des responsabilités passées et présentes.

 

La responsabilité de l’Etat
Nous souhaitons vous rappeler, en quelques dates, l’éventail des responsabilités :

· En 1957, Mme Danne, mandatée par le conseil d’administration de la Société Nouvelle du Radium vend un terrain contaminé sur lequel ont été accumulés des déchets radioactifs.

· En 1958, la préfecture de Seine-et-Oise délivre un permis de construire.

· En 1964, M. et Mme Garcia rachète la maison qu’ils occupent depuis lors et dans laquelle ils élèvent deux enfants.

· En 1974, ils apprennent, par hasard, que leur terrain est pollué.

· En 1975, des travaux de décontamination sont effectués par le centre d’études nucléaires de Saclay (décapage du sol extérieur, protection en plomb et béton au sous-sol et rez-de-chaussée). La maison est ensuite réputée sans danger sous réserve de ne pas creuser le sol.

· Entre 1981 et 1998, en dépit de très nombreuses démarches et de trois saisines successives du médiateur de la République, le bilan d’absence de risque est maintenu par l’Administration.

· En 1999, l’OPRI sollicité par la préfecture de l’Essonne, rend un nouveau bilan assurant que “la situation n’est pas sanitairement dangereuse”.

Du fait des défaillance dans l’appréciation des risques, la famille de M. Garcia a été maintenue, des décennies durant, dans une habitation insalubre.

Nous devons attirer l’attention de Mme la ministre de l’Environnement sur le fait que les déchets radioactifs présents dans le jardin et le sous-sol de la maison resteront dangereux pendant des milliers et des milliers d’années. En effet, les périodes radioactives du radium 226 et de l’uranium 238 sont respectivement de 1 600 ans et de 4,5 milliards d’années. La décision qui va être prise va déterminer sur qui va reposer la charge de l’assainissement du site : les générations actuelles qui, d’une certaine façon, ont profité des activités de la SNR ? les générations futures ? nos enfants ? petits-enfants ? leurs descendants ?Et si le problème est reporté à un futur plus ou moins lointain, comment sera préservée entre temps la mémoire du site ?

Nous devons attirer l’attention de Mme la ministre de l’Emploi et de la Solidarité et de Mme la secrétaire d’État à la Santé sur le fait que, plus les autorités attendront pour assainir le site et évacuer les matières radioactives, plus l’exposition des personnes et le nombre de personnes exposées augmenteront. Ceci est difficilement justifiable dans la mesure où il faudra nécessairement assainir le site?. Cette décision constituerait, en outre, une infraction aux principes fondamentaux de radioprotection (cf. article 6 du décret 66-450).

Il faut répondre, très concrètement, à la question suivante : est-il acceptable de maintenir cette famille dans une maison construite sur un dépôt de déchets radioactifs alors que, du fait de la carence à agir des autorités, elle a déjà été exposée à des niveaux de risques inadmissibles ?
On peut, bien sûr, envisager l’installation d’une ventilation puissante qui rejette le radon à l’extérieur et la mise en place d’une surveillance permanente destinée à vérifier la pérennité des dispositifs. C’est techniquement possible (encore que le surcroît de dose par rapport à une situation normale ne sera certainement pas négligeable) mais est-ce moralement défendable ?

On ne peut revenir en arrière et gommer les doses accumulées tout au long de ces années mais il convient maintenant d’agir, et d’agir vite. Il nous paraît juste que l’Etat, dont la responsabilité est fortement engagée, donne à cette famille les moyens de se reloger dans une maison dont elle pourra profiter pleinement, sans crainte d’aménager un potager ou de laisser des enfants jouer dans le jardin.

 

Contamination du domaine public.
Le 23 février dernier, dans l’après-midi qui a suivi la conférence de presse, M. Chareyron, responsable du laboratoire, et M. Courbon, technicien spécialisé, ont procédé à des relevés radiamétriques de dépistage dans le domaine public : chemin du Couvent, chemin de Bellevue et rue du Radium. En plusieurs emplacements, des débits de rayonnements gamma anormalement élevés ont été mesurés. Sur les buttes situées entre l’avenue de l’Abbaye et le départ du chemin du radium, les flux de rayonnement peuvent atteindre 800 à 900 coups par seconde (c/s) pour un bruit de fond strictement inférieur à 100 c/s.

Un prélèvement de terre a été effectué en surface, au niveau d’un point chaud radiamétrique. Le résultats des analyses par spectrométrie gamma ont révélé une activité en radium 226 (3) de 2 160 Bq/kg (±300). L’activité du thorium 234 est de l’ordre de 300 Bq/kg ce qui traduit un fort déséquilibre de la chaîne de l’uranium 238. Ce déséquilibre et les niveaux d’activité mesurés (de l’ordre de 100 fois supérieurs à la normale) attestent une pollution par les activités de la SNR.

La situation de M. Garcia est singulière : sa maison a été construite sur un terrain qui n’a pas été décontaminé au préalable (contrairement à la plus grande partie des terrains de la SNR) et qui plus est sur un emplacement où les déchets d’exploitation ont été accumulés. Il reste cependant que les travaux de décontamination effectués sur les autres terrains préalablement à la construction n’ont, de toute évidence, pas été exhaustifs.
Dans ce contexte, et sans alarmer les habitants mais sans leur tenir non plus un discours lénifiant sur l’absence de risque, il conviendrait de dresser une cartographie des flux de rayonnement et des niveaux de radon. Il faudrait procéder dans un premier temps à des mesures systématiques de dépistage dans un périmètre assez large, puis à des évaluations plus précises en fonction des zones à risque ainsi définies.

 

Nous restons dans l’attente de votre décision concernant d’une part la réalité du bilan sanitaire et, d’autre part, le devenir du site. Nous savons que votre emploi du temps est très chargé, mais nous nous permettons d’insister sur la nécessité d’une réponse rapide. Au vu des niveaux de risque, nous ne pourrons, pour notre part, prendre la responsabilité de reporter encore la recherche d’une solution.

Restant à votre disposition, et à celle de vos services, pour tout complément d’information, nous vous prions d’agréer, Mesdames les Ministres, Madame la secrétaire d’État, l’expression de notre très haute considération.

Pour la CRII-RAD
La directrice
Corinne Castanier

 

 

Pièces jointes : communiqué de presse du 23/02/2000 ; article paru dans le Figaro du 25/02/2000.

Copie à :
– M. Jean-Luc GODET, bureau de radioprotection, DGS. – ministère de la Santé.
– M. Ph. VESSERON, DPPR, et M. R. LAGARDE, cabinet – ministère de l’Environnement
– Monsieur le Préfet de l’Essonne
– Monsieur le Maire de Gif-sur-Yvette
– M. le directeur de la DDASS (attn. Mme CAAMANO)
– Monsieur le directeur de l’Institut de veille sanitaire (attn M. Germonneau)

(1) Activité massique totale des chaînes de l’uranium 238, de l’uranium 235 et du thorium 232 comprise entre 40 000 et 500 000 Bq/kg pour un niveau attendu de 1 000 Bq/kg .

(2) Calculé par rapport au temps de présence réel de M. Garcia dans les différentes pièces à partir des coefficients de la CIPR 65.

(3) L’activité du radium 2126 doit être considérée comme une évaluation par défaut déterminée sans attendre l’équilibre entre le radium 226 et ses descendants). Le résultat est exprimé en Bq/kg de matière fraîche.