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Iryna Gibert est une journaliste Ukrainienne qui vit à Lyon. Bruno Chareyron et Roland Desbordes l’ont rencontrée en octobre 2024, lors d’un repérage pour le tournage d’un documentaire sur le nucléaire. En 1986, elle et ses parents habitaient à Kiev. Son père a été liquidateur lors de la catastrophe de Tchernobyl et elle a accepté de partager son témoignage que nous mettons en ligne en ce 26 avril, trente-neuf ans après le début de la catastrophe.
« Tchernobyl… c’est effectivement le sujet compliqué. Une page qui m’a traumatisée.
Ce jour quand la tragédie a eu lieu, il faisait très beau et très chaud. Mon père adorait pêcher et nous avons passé toute la journée devant le Dniepr.
Le 1er mai tous les enfants devaient participer à la manifestation, c’était une tradition. Mais je n’ai pas participé, je ne me rappelle pas pourquoi.
Quand les gens ont commencé à se rendre compte que ce qui s’est passé à Tchernobyl était grave, quand le visage de Gorbatchev exprimait la gravité de la situation malgré les tentatives de rassurer la population, quand les premiers groupes de familles évacuées sont arrivés dans mon quartier et ont parlé… la panique a commencé. En quelques semaines seulement Kiev s’est vidé, les gens essayaient de partir dans les autres villes, ils pensaient être plus épargnés ailleurs. Je me rappelle particulièrement du mois de juin. Les vacances scolaires ont commencé. Mes parents travaillaient, je restais seule à la maison. J’avais 7 ans. J’ai regardé par la fenêtre où il y avait une aire de jeux habituellement remplie. C’était vide. Aucune, vraiment aucune personne dehors. J’ai attendu longtemps devant la fenêtre, aucune personne. Je me rappelle aujourd’hui de cette peur qui m’a terrorisée. Même aujourd’hui je suis incapable de rester dans un endroit où il n’y a pas de gens, cela me rappelle tout de suite cet épisode et je ne me sens pas bien.
À ce moment mon père était envoyé à Tchernobyl. Il me semble qu’il a passé une semaine. En rentrant, il a expliqué que c’était très grave à Tchernobyl et qu’il fallait quitter Kiev, au moins me sortir de la ville. Mes proches se sont organisés, j’ai quitté Kiev pour tout l’été, je suis partie à la mer au sud de l’Ukraine.
Quand l’école a recommencé, les élèves n’avait pas le droit d’ouvrir des fenêtres pour aérer, le nettoyage humide des classes a été effectué quelques fois par jour, tous les élèves étaient obligés de prendre un verre de lait iodé à 10h du matin. Le goût était insupportable, mais on nous forçait d’avaler la boisson.
Dans le quartier, j’avais des amis des familles évacuées de Prypiat. Pendant quelques années ce quartier était le quartier du deuil, la musique de l’enterrement et d’adieu a remplacé toute autre musique. On voyait la mort en grande quantité. Beaucoup d’hommes de ces familles étaient des liquidateurs, ils quittaient ce monde l’un après l’autre. Des maladies comme la leucémie ou des maladies de la thyroïde sont devenus très très répandues. Nous les enfants passions des visites médicales obligatoires pour contrôler la thyroïde.
Quelques années après Tchernobyl, mon père a commencé à mentionner des douleurs dans le ventre. Il passait des examens qui ne révélaient rien. Les douleurs s’intensifiaient, devenaient insupportables. Des examens en Ukraine ne disaient rien. En 2009 son état s’est dégradé et j’ai décidé de le prendre en France pour qu’il passe ses examens ici. Je suis tombée sur de très bons médecins à l’hôpital Cochin à Paris. Ils savaient que le visa de mon père était valide seulement pendant 3 semaines et qu’il n’avait pas l’assurance maladie, que je devais payer tout. Les médecins se sont organisés pour m’aider comme ils pouvaient. Ils passaient des coups de fil l’un à l’autre pour demander des analyses en urgence sans passer par la queue. Le verdict est tombé vite, suite à la biopsie réalisée. Le responsable du service a annoncé qu’ils ont diagnostiqué une maladie grave et rare : l’amylose acquise.
Ils m’ont posé beaucoup de questions sur le parcours de mon père. Quand ils ont appris qu’il était à Tchernobyl, ils m’ont dit que probablement cela pouvait venir de là puisque cette amylose n’était pas héréditaire. Il fallait comprendre l’étendue de la maladie, des organes touchés. Après des analyses complémentaires, ils ont dit que ce qu’ils appréhendaient se confirmait : le cœur a été touché avec d’autres organes.
Les médecins français voulaient garder mon père pour le traitement (des essais de nouveaux médicaments étaient en cours en France). Ils ont rapidement constitué un dossier afin qu’il obtienne le visa médical. Mais le visa a été refusé. Les médecins sont rentrés en contact avec un seul médecin ukrainien qui s’est spécialisé sur cette maladie. Ils l’ont interrogé sur des médicaments qui existaient en Ukraine, ils ont suggéré un protocole mais ils ne m’ont pas caché : mon père avait 6 mois max de vie devant lui.
6 mois plus tard, le lendemain de mon départ de l’Ukraine où je suis arrivée pour l’enterrement de mon grand-père, mon père est décédé.
Avant la guerre le tourisme à Tchernobyl est devenu très populaire. Je ne le comprenais pas et cela ne m’a jamais donné envie d’y aller. »
Iryna Gibert

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À lire :
• Retrouver les publications de la CRIIRAD sur la catastrophe de Tchernobyl
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À voir :
• Revoir le documentaire de Fanny Germain “Tchernobyl, scénario de la pire catastrophe nucléaire” diffusé sur RMC Découverte le 17 avril 2025. En replay jusqu’au 16 mai ↓
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Photo en haut de page :
Liquidateur au travail © IAEA Imagebank via Wikimedia Commons
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