• Accueil
  • >
  • Zoom sur
  • >
  • 07/05/2024 – Guerre en Ukraine et sûreté nucléaire

07/05/2024 – Guerre en Ukraine et sûreté nucléaire

Cela fait maintenant plus de deux ans qu’a commencé la guerre en Ukraine. La poursuite du conflit entraîne une dégradation de la sûreté nucléaire à une échelle jamais connue à ce jour, tant par le nombre d’installations nucléaires impactées que par la gravité des atteintes.

Centrale nucléaire de Zaporijjia

Depuis la prise de contrôle du site par les forces russes, dans la nuit du 3 au 4 mars 2022, toutes les marges de sûreté se sont dégradées et l’installation reste soumise à des attaques.

En septembre 2022, l’exploitant de la centrale nucléaire de Zaporijjia avait décidé de maintenir les 6 réacteurs en arrêt, car les combats entraînaient régulièrement la perte des alimentations électriques externes. Depuis la centrale ne produit plus d’électricité pour le réseau. En pratique cependant, au moins un réacteur (voire deux en période hivernale) était maintenu en arrêt à chaud pour produire de la vapeur ce qui implique des risques plus importants en cas d’incident (écouter notre podcast.)

Ceci a changé le 13 avril 2024 : le réacteur N°4 de la centrale nucléaire de Zaporijjia a été enfin transféré de l’état « arrêt à chaud » à l’état « arrêt à froid ». Les 6 réacteurs sont donc désormais tous en arrêt à froid.

Lorsque les réacteurs sont « à l’arrêt », la diminution du nombre de fissions au sein des combustibles nucléaires limite la quantité de substances radioactives artificielles nouvellement engendrées dans les combustibles et réduit donc a priori l’impact sur l’environnement en cas d’accident. La quantité de matières radioactives accumulées dans les combustibles irradiés présents sur le site reste cependant considérable et pourrait entraîner des conséquences radiologiques bien au-delà des limites du site en cas d’accident.

Maintenir les capacités de refroidissement c’est vital…

Malgré l’arrêt, les fonctions de sûreté doivent être garanties, et en particulier le maintien du confinement et le refroidissement permanent des combustibles irradiés hautement radioactifs présents dans le cœur et dans les piscines de désactivation de chacun des 6 réacteurs. Les combustibles irradiés dégagent en effet des radiations et donc de la chaleur sur le long terme.

Rappelons que l’impossibilité de refroidir correctement une centrale nucléaire peut conduire, dans certaines configurations, à une catastrophe, comme ce fut le cas en mars 2011 à la centrale de Fukushima Daiichi au Japon.

À Zaporijjia, la baisse de la température dans le circuit primaire de chacun des 6 réacteurs, du fait du passage en arrêt à froid, fait qu’en cas de perte des capacités de refroidissement, les opérateurs ont plus de temps pour trouver des solutions de secours avant que le combustible nucléaire ne commence à fondre et que soient réunies les conditions de situations explosives.

Encore faut-t-il pouvoir disposer d’eau, d’électricité, de personnel, d’équipements fonctionnels et d’une organisation efficace. Or, aucun de ces éléments ne répond aux critères habituels de sûreté.

Les systèmes d’alimentation électrique ont été mis à mal à de nombreuses reprises du fait des combats. Avant la guerre, au moins 7 lignes électriques pouvaient être sollicitées pour alimenter la centrale en électricité. Début 2023, il ne restait que deux lignes et, à 8 reprises, un blackout complet a nécessité le démarrage des générateurs diesels de secours pour prévenir la surchauffe des combustibles nucléaires. Les attaques répétées1 des forces russes sur le système énergétique de l’Ukraine font craindre en outre un blackout global à une vaste échelle.

L’accès à des ressources en eau indispensables pour le refroidissement s’est fortement compliqué suite à la destruction du barrage de Kakhovka le 6 juin 2023. Il constituait une immense retenue d’eau dans le cours du fleuve Dniepr ce qui permettait d’alimenter le bassin de rétention de la centrale. Le niveau d’eau a baissé2 de plusieurs mètres et son niveau actuel ne permet plus de garantir le remplissage du bassin de rétention, mettant en danger son intégrité physique. L’exploitant du site a été dans l’obligation d’implanter onze forages pour pouvoir pomper les eaux souterraines. La diminution du niveau des nappes sous la centrale, en raison des pompages de secours (250 m3/h), pourrait entraîner des tassements et mouvements du sol susceptibles d’impacter la sûreté du site. De plus, la quantité d’eau disponible3 n’est plus suffisante pour refroidir des réacteurs à pleine puissance.

Environs du site de la centrale nucléaire © Wikimedia Commons

La capacité du personnel à gérer un incident est dégradée du fait du départ des ingénieurs et techniciens expérimentés et de la confusion liée au contexte d’occupation militaire. Depuis le 1er février 2024, plus aucun des travailleurs employés par l’opérateur national ukrainien Energoatom ne serait autorisé sur le site. L’entité opérationnelle russe a déclaré à l’AIEA qu’elle employait de son côté 4 500 personnes à la centrale et que 940 candidatures étaient à l’étude. Avant-guerre, 11 500 personnes travaillaient à la centrale.

La maintenance n’est plus effectuée normalement depuis plus de 2 ans et certaines interventions sont sans cesse repoussées.

Malgré les efforts de son directeur et de ses équipes sur place, l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) n’est pas parvenue à obtenir la sanctuarisation des centrales nucléaires ukrainiennes et en particulier de celle de Zaporijjia. Cette centrale reste située sur la ligne de front. L’AIEA s’est particulièrement émue4 en avril 2024 d’attaques de drones sur le dôme du réacteur N°6 ou sur le centre de formation. Le 30 avril 2024, les experts de l’AIEA présents sur place ont encore entendu une centaine5 de coups de feu.

Pour ce qui concerne la situation de la centrale nucléaire de Zaporijjia, l’inquiétude est d’autant plus grande que le directeur du site mis en place par l’occupant a déclaré6 envisager de redémarrer la centrale dans le courant de l’année, ce qui ferait courir des risques radiologiques totalement disproportionnés compte tenu de la dégradation de la sûreté et de la sécurité du site.

Au-delà de Zaporijjia

Les autres centrales nucléaires du pays sont également impactées par le conflit7. Les attaques massives contre les infrastructures électriques augmentent les risques sur l’ensemble du réseau électrique. Les bombardements ont affecté une installation nucléaire à Kharkiv, le contexte de guerre favorise la perte de sources radioactives et les trafics de matières radioactives, les livraisons annoncées à l’automne 2023 d’armes à l’uranium appauvri vont ajouter une contamination radioactive diffuse, etc.

L’impuissance de l’AIEA et le fait objectif qu’aucune centrale nucléaire n’est conçue pour fonctionner avec un niveau de sûreté acceptable en temps de guerre, devraient conduire l’ensemble des pays à revoir les évaluations de sûreté des installations nucléaires et à réévaluer la justification de leur utilisation. Pour mémoire, l’article 19 de la directive Euratom 2013/59 qui s’applique aux « pratiques nucléaires » demande que la justification soit réexaminée lorsqu’ « apparaissent des éléments nouveaux et importants » concernant les « conséquences potentielles ». La guerre en Ukraine constitue d’évidence un élément « nouveau et important ».


Rédaction : Bruno Chareyron, conseiller scientifique, le 07/05/2024.


Note : actions conduites par la CRIIRAD

La CRIIRAD (Commission de Recherche et d’Information Indépendantes sur la RADioactivité) a mobilisé son équipe scientifique dès le matin du 25 février 2022 pour mettre en place une veille sur la situation radiologique de la zone de Tchernobyl, puis sur les risques relatifs aux autres installations nucléaires en Ukraine. Depuis lors, le service « balises » du laboratoire de la CRIIRAD vérifie quotidiennement et systématiquement les informations émanant des exploitants des installations concernées, des autorités ukrainiennes de sûreté nucléaire, de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) et d’autres sources pertinentes. Les données de surveillance de la radioactivité ambiante en Ukraine et dans les territoires limitrophes sont également consultées lorsque nécessaire.
Depuis le début de la guerre, la CRIIRAD a mis en ligne une trentaine de notes d’information et effectué plus d’une centaine d’interviews. Elles ont porté sur des sujets divers : les conséquences de l’invasion et des combats pour la zone de Tchernobyl, pour la centrale nucléaire de Zaporijjia et pour les autres installations nucléaires d’Ukraine, la surveillance de la radioactivité de l’air, la conduite à tenir en cas de retombées radioactives, les déclarations de l’AIEA, les risques liés à l’utilisation d’armes contenant de l’uranium appauvri, etc.


  1. Par exemple, selon le journal Le Monde du 22 mars 2024, la plus grande centrale hydroélectrique d’Ukraine, située sur le Dniepr au nord de la ville de Zaporijia, a été touchée, vendredi 22 mars 2024 , par huit missiles russes qui ont infligé des « dégâts très importants ». A cette époque et depuis le début de la guerre, les autorités ukrainiennes avaient recensé des attaques à plusieurs reprises sur 136 installations énergétiques. ↩︎
  2. https://blueice.gsfc.nasa.gov/gwm/lake/873 et https://hydroweb.theia-land.fr/collections/hydroweb/L_kakhovka?lang=en& ↩︎
  3. Dans sa note du 18 avril 2024, l’AIEA indique “qu’environ 5 000 m3 d’eau sont pompés chaque jour” du canal de décharge des eaux de refroidissement de la centrale thermique de Zaporijjia “vers l’étang de refroidissement” de la centrale nucléaire de Zaporijjia. Elle précise que “Les 11 puits d’eau souterraine construits après la destruction du barrage fournissent chaque jour une quantité d’eau similaire pour le refroidissement des réacteurs et du combustible usé”. ↩︎
  4. 7 avril 2024 https://www.iaea.org/newscenter/pressreleases/update-220-iaea-director-general-statement-on-situation-in-ukraine ↩︎
  5. 3 mai 2024 https://www.iaea.org/newscenter/pressreleases/update-226-iaea-director-general-statement-on-situation-in-ukraine ↩︎
  6. Le journal « The Guardian » indiquait le 7 mars 2024 : Yuriy Chernichuk, le directeur du site nommé par la Russie, a déclaré fin décembre à la lettre d’information du personnel de la centrale : “L’année prochaine est une année anniversaire pour la centrale et la centrale est déterminée à fonctionner à pleine capacité”. https://www.theguardian.com/world/2024/mar/07/greenpeace-accuses-russia-of-unprecedented-escalation-if-it-restarts-zaporizhzhia-reactors ↩︎
  7. Le 18 février 2023 l’entreprise Energoatom indiquait par exemple que 2 missiles de croisière ont volé dangereusement près de la centrale nucléaire Sud Ukraine. Le 25 octobre 2023, l’AIEA rapportait avoir entendu de puissantes explosions à proximité de la centrale nucléaire de Khmelnitskyi, etc. ↩︎